La "com'" politique expliquée aux Français
Vous avez été pendant plusieurs années le conseiller politique de
Tony Blair et l'un de ceux qui ont conçu sa communication. Le premier
ministre britannique était alors très présent dans les médias, créant
deux ou trois événements par jour, ce qui n'est pas sans rappeler, pour
nous Français, Nicolas Sarkozy. Pourquoi aviez-vous conçu ainsi son
"hyper-présence médiatique" ?
Alastair Campbell : Nous
partions de loin et les rapports du Parti travailliste avec les médias
avaient jusque-là été médiocres. Les leaders du parti qui avaient
précédé Tony Blair, notamment Neil Kinnock, étaient le plus souvent
maltraités. Bref, les jugements étaient biaisés. L'arrivée de Tony
Blair au pouvoir a coïncidé avec un changement médiatique profond,
notamment à cause de l'irruption de l'Internet, et ces transformations
allaient sans doute plus vite que les professionnels des médias
eux-mêmes n'étaient en mesure de les appréhender.
Nous avons
réfléchi à cela avant même de gagner les élections. Car, lorsqu'on est
dans l'opposition, la parole est la seule arme dont on dispose. On ne
peut agir, présenter des réformes, avoir un impact sur la vie des gens.
La communication est donc essentielle. Et il faut atteindre le public.
Nous avions un seul message important : "la modernisation". Et ce
message était issu de ce à quoi l'opinion elle-même aspirait : le
changement. L'exécutif du Labour avait fait faire une étude et les gens
disaient clairement : "Il ne peut y avoir aucun compromis là-dessus : il faut changer."
Il fallait donc montrer aux gens que l'on avait compris que leurs
aspirations avaient changé. Et que nous aussi, par conséquent, nous
avions changé pour mieux les comprendre. Jusque-là, le Labour était
positionné à gauche. Nous l'avons recentré, pour correspondre à ce que
souhaitait la majorité des Britanniques. Ensuite, avant même que Tony
ne soit premier ministre, sa présence médiatique a permis de marteler
notre slogan "New Labour, new born". Il me semble que Sarkozy a eu la même démarche.
Il a même employé pendant sa campagne le mot de "rupture"...
Alastair Campbell : Oui.
Il l'a répété et répété encore. C'est essentiel. Les gens d'aujourd'hui
pensent beaucoup moins à la politique qu'auparavant. Mes enfants
zappent sans cesse à la télévision. Il faut donc que le message soit
plus solide, plus percutant, plus concret. Et il faut toujours penser à
cet électeur qui élève ses enfants, travaille, voyage un peu et
s'intéresse de temps à autre, sans plus, à la politique. Que faire pour
que cet électeur-là écoute, entende et comprenne ? C'est cela la
question stratégique. On peut l'atteindre, mais pas toujours. Et quand
il écoute, il faut que le message soit clair. Notre message était : "Nous sommes le New Labour."
Pour Sarkozy, cela a été la rupture. Mais ce n'est pas seulement la
répétition du message qui compte. Il faut que tout ce que l'on dit et
fait concoure à faire passer ce message. La moindre intervention, la
moindre image, la moindre réaction. Quand est arrivée l'élection, les
Britanniques ont vraiment cru que, lorsqu'on leur disait que les
travaillistes avaient changé, c'était vrai. Pour Sarkozy, on pense
désormais énergie et changement.
Mais, une fois au pouvoir, y a-t-il une nécessité à être si visible, au risque de créer un sentiment de saturation ?
Alastair Campbell : Nous avons une expression en anglais : "Il faut faire la météo."
Il faut occuper les endroits stratégiques, être là où l'on veut être.
Se donner le terrain que l'on veut occuper. Sarkozy le fait. Il
préempte le terrain et oblige tout le monde à s'y placer. Il crée
l'actualité et les autres doivent suivre.
Nicolas
Sarkozy s'occupe de tout, y compris parfois de cas individuels. Cette
hyper personnalisation du pouvoir est-elle une évolution obligatoire de
nos sociétés médiatiques ?
Alastair Campbell : C'est
une évolution, oui. C'est aussi une question de style. Sarkozy a décidé
de se montrer très souvent, dans des situations où Jacques Chirac et
François Mitterrand ne se montraient pas. Le danger serait de laisser
supposer qu'il peut tout régler. Mais, au fond, ce danger est limité.
Car, au pouvoir, on maîtrise relativement bien ce que l'on veut
montrer. Dans nos sociétés modernes, je crois d'ailleurs que
l'hyper-visibilité est devenue une nécessité. Une façon de maintenir le
lien avec un public plus détaché et en même temps plus exigeant.
Sarkozy utilise assez bien ces moments médiatiques pour renforcer son
message principal. Même ses vacances sont pour lui l'occasion de le
faire : il part aux Etats-Unis quand Chirac restait en France = le
changement ; il court tous les jours = l'énergie ; il réagit, même
outre-Atlantique, aux événements français = la proximité.
Blair parlait souvent aux médias que vous receviez vous-mêmes deux fois par jour...
Alastair Campbell : Notre
presse, bien plus qu'en France, est très dure, intrusive. Et si nous
n'avions pas imposé notre agenda, c'est elle qui nous aurait imposé le
sien. D'une certaine façon, l'hyper-visibilité limite le risque, car
vous nourrissez la machine médiatique. Cela permet d'ailleurs aux
politiques de pouvoir gouverner plus tranquillement. Par exemple, lors
de nos négociations sur l'Irlande du Nord, nous étions hyper présents
pour, paradoxalement, laisser les politiques négocier tranquillement à
l'abri de la pression médiatique. Je ne dis pas qu'ainsi vous maîtrisez
tout. Il y a des scandales, des polémiques. Sans cesse, la presse
discute de l'action du gouvernement. Mais vous devez être là pour
répondre, contre-attaquer. Et le mieux est encore d'anticiper. Il me
semble que la presse française se rapproche un peu de nos pratiques et
que Sarkozy l'a anticipé.
Nous en sommes loin, mais la presse va plus loin qu'avant, y compris sur la vie privée de nos responsables politiques...